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Alliant carnets de voyage, données historiques et rêveries, Felicia Mihali livre un portrait résolument intime de la Chine et des mouvances intérieures des immigrants dans Sweet, sweet China.

«Ce livre fut écrit en tant que manuel de sauvetage pendant mon naufrage sur l’île de la Chine» peut-on lire à la fin de l’étonnant roman de l’auteure québécoise d’origine roumaine, Felicia Mihali (Le pays du fromage).

«Quand je suis partie en Chine, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire un livre, confirme l’auteure qui fut appelée à se rendre là-bas, en 2002, afin d’aider des groupes de Chinois dans leur demande d’immigration au Québec. «J’étais au Québec depuis trois ans et, ce n’est pas que je ne trouvais pas ma place mais je me posais des questions. Est-ce que j’ai bien fait de venir ici? Devrais-je retourner en Roumanie? … Je pense qu’il est sain que chaque immigrant se questionne sur sa nouvelle identité.»

L’auteure a donc sauté sur l’occasion de renouer avec ses études de chinois pour entreprendre une quête initiatique de 10 mois. «Ce fut un véritable retour dans le passé, relate Mihali, qui a vécu 23 ans sous le régime communiste dans son pays natal avant d’émigrer au Québec. «Pékin m’est apparue comme un Bucarest multiplié par 10. J’ai alors commencé à écrire, à tenir un journal et à prendre des photos, pour ne pas sombrer, tant j’étais perdue. Je regardais beaucoup tous ces westerns chinois à la télé qui essaient de récupérer un passé détruit. J’entendais aussi des histoires que me racontaient mes étudiants. J’ai eu alors très envie de faire un album d’art, un projet à la fois littéraire et visuel avec tout ça.»

Le pari semble impossible et pourtant, Felicia Mihali réussit avec virtuosité et intelligence à lier cette matière, transformant de simples carnets de voyage en véritable oeuvre littéraire foisonnante. Ajoutant une touche de réalisme magique, créant des entités traversant le temps, l’auteur fait entrer son alter ego, Augusta, en Chine comme dans un palais des miroirs où les épouses d’empereur, comme les étrangères, se cachent dans les replis d’encre des estampes, pendant que les étudiants chinois se perdent en conjectures à tenter de comprendre comment entrer au Québec.

«Je trouvais intéressant que la Chine soit découverte à travers les sens empiriques, poursuit-elle. En ce qui a trait aux photos, je ne voulais pas simplement souligner le propos. À l’aide d’une amie artiste en arts visuels, j’ai utilisé la technique du collage. Les photos sont donc un reflet de la technique narrative. L’aspect visuel reflète lui aussi une pensée cohérente, un discours.»

Au pays des mensonges

Si Felicia se renomme Augusta au sein du récit («je me sentais au mois d’août de ma vie», dira-t-elle), les extraits de son journal, eux, demeurent inchangés. Aucune contrefaçon donc dans cet ouvrage mais beaucoup de fantaisie et de mirages. «J’ai voulu rendre la frontière entre la réalité et la fiction très floue, explique l’auteure, si bien qu’on ne sait pas où sont les mensonges.»

C’est peut-être d’ailleurs le seul clin d’oeil que se permet l’auteure au régime communiste, un sujet planant comme un fantôme au-dessus des pages sans jamais s’y poser réellement. «Le communisme est un régime où la liberté ne fonctionne pas vraiment, répond Mihali lorsqu’on la questionne sur sa réserve. Or, dans mon travail, je devais aider les Chinois à répondre à la question: pourquoi voulez-vous partir? Vous comprendrez que la question était doublement délicate.

«J’aurais voulu pouvoir me moquer de certaines choses, en parler du moins, poursuit-elle. Mais connaissant le système, je savais qu’il peut toujours y avoir, même parmi mes étudiants, quelqu’un qui risque de rapporter ce que j’ai dit. Ici, on ne sent pas l’appareil oppressif. On associe la Chine à la mauvaise marchandise. Mais le régime, là-bas, ça fonctionne. La peine capitale, les emprisonnements, ça existe. Alors, il faut bien tenir sa langue. On ne parle pas de politique là-bas. De même qu’on ne joue pas avec le communisme.»

L’esprit et l’originalité de l’oeuvre n’empêchent pas l’auteure de glisser certaines notions historiques judicieusement choisies, nous ouvrant la porte sur un monde magique ayant des assises dans la réalité. Mais surtout, Sweet, sweet China effleure avec tendresse les vertiges identitaires des nouveaux nomades, les immigrants.

«Tout comme pour le personnage d’Augusta, la Chine fut pour moi la cime d’un triangle qui réconcilie les deux parties de mon identité, l’identité roumaine et québécoise, témoigne Mihali. Ce fut d’ailleurs un choc de découvrir que j’appartenais finalement aux valeurs de l’Ouest. Cette aventure m’a donc permis d’échapper à la nostalgie. Mais voilà, pour vivre l’expérience de l’intégration, il faut être patient et ne rien brusquer…»

La Presse
Collaboration spéciale
Le dimanche 03 février 2008
Jade Bérubé