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Un roman au carrefour des légendes et des cultures : L’enlèvement de Sabina de Felicia Mihali (XYZ Editeur, Montréal, 2011, 284 p. )

Pour donner une épouse aux nombreux célibataires du village, les Comans invitent à la fête des Moutons – qui annonce la fin de l’été et le début de la gestation hivernale – les Slavins, leurs voisins, accompagnés de leurs femmes et surtout de leurs files. Sous prétexte d’hospitalité, ils font boire à leurs invités tant de vin que ceux-ci ne pourront pas défendre les seize vierges enlevées lorsque la fête sera rompue. Deux jours plus tard, ces filles – belles ou laides, intelligentes ou pas très malines, calmes ou nerveuses, bonnes ménagères ou paresseuses – deviendront des épouses pas plus fortunées que celles du village d’accueil ou bien du reste du monde. Une vie nouvelle commencera pour Kira, Nafina, Minodora, Flora, Gostana, Sarda, Efstratia, Aspasia, Assana, Teodora, Rada, Olimpia, Vava, Vergina, Zaza et Pantana, qui n’auront d’autre choix que de faire comme toute femme mariée : procréer ; s’occuper du mari, de la maison et de la ferme et, parfois, même des beaux-parents.

C’est le point de départ du plus récent roman de Felicia Mihali, L’enlèvement de Sabina, qui puise son inspiration dans le riche réservoir de la mythologie romaine (l’enlèvement des Sabines, aux premiers temps de la fondation de Rome, pour forger un peuple nouveau) et grecque (la punition appliquée par les Danaïdes à leurs ravisseurs).  C’est, comme la IVème de couverture l’indique, « un roman baroque qui tient à la fois du conte populaire, du roman d’aventures, de l’épopée et du thriller ». Je dirai même : un roman qui se situe au carrefour des légendes et des cultures, surtout balkaniques, dont des éléments se retrouvent dans l’intrigue, sans pour autant définir les coordonnées spatiales ou temporelles de l’histoire. D’ailleurs, cette intemporalité dans laquelle flotte le récit et cette absence de jalons spatiaux précis ne manque pas de clins d’œil aux cultures de l’Est européen (dont la Roumanie), à l’Empire Ottoman (qui y régna jadis), ce qui ne fait qu’accroître la valeur de symbole de ce village, centrum mundi où les fils de l’histoire se croisent.

Comme un tisserand assis à son métier pendant les longues nuits d’hiver, Felicia Mihali – de plus en plus ouverte au multiculturalisme, après une décennie d’existence québécoise – a le savoir de mélanger des couleurs et des matières empruntées à des ensembles culturels différents, pour en créer cette véritable saga dont le principal enjeu est une méditation sur la femme face à la violence et à un environnement hostile, sur les rapports de l’identité à l’altérité.

En parallèle avec l’histoire qui se passe dans le village des Comans – où les Slavines enlevées semblent s’intégrer petit à petit, adoptant les traditions d’ici ou bien imposant leurs coutumes, dans un mélange qui tient de la construction de toute société patriarcale (cuisine, objets ménagers, occupations, vêtements) – on assiste aux pérégrinations de Kostine, le seul garçon resté sans épouse. Sabina, celle qu’il comptait enlever à minuit, s’était enfuie avec son père et le voyage que le prétendant entreprend pour la retrouver dure 17 ans, c’est-à-dire l’intervalle dont les Slavines ont besoin pour rentrer dans leur village, après avoir tué chacune son mari, de manière à ne pas éveiller de soupçons.

Recruté de force par une armée combattant les envahisseurs enturbannés, le jeune homme a l’occasion de connaître d’autres espaces, d’autres peuples, d’autres cultures. Tel un Ulysse (supposément) valaque, Kostine traverse monts et vallées et, après des exploits guerriers dont il n’est pas fier, après des rencontres qui lui ouvrent les yeux sur la diversité du monde, après même un rêve surréaliste où il voyage dans l’avenir (un remake du conte folklorique roumain Jeunesse sans vieillesse et vie sans mort), le héros retrouve Sabina et la demande en mariage.

La moralité de cette partie de la fable – couronnée par le succès de la  longue quête du jeune homme et les retrouvailles du couple -, est exprimée par le vieux charretier qui transporte Kostine au village de sa bien-aimée et elle trahit la peur ancestrale de l’étranger, de l’inconnu qui, dans son optique,  peut nuire : «Il dit à Kostine que le mal vient d’abord de ce qui ne nous appartient pas. La maison, par exemple, est un bon endroit, car on y connaît tout. À cause de cela, il est mauvais de la quitter. L’homme doit toujours vivre dans sa maison. Pas besoin d’aller vers l’inconnu. Notre maison nous offre tout ce dont on a besoin, tout comme notre cour et notre jardin, de bons endroits eux aussi. Rien de ce qui est à l’extérieur n’est indispensable. Une maison abandonnée est le pire des lieux à imaginer. Et si on déménage dans une maison étrangère, la malchance sera toujours à nos trousses. Le malheur de ceux qui l’ont abandonnée poursuit les nouveaux habitants. L’homme le plus riche ne peut redonner vie à des ruines, affirma-t-il. Et puis, il y a l’étranger, ajouta le vieux, en regardant Kostine dans le blanc des yeux. D’où qu’il vienne, c’est d’un mauvais lieu : quoi qu’il fasse, il restera un indésirable.» (p. 274)

Pour ce qui est de la vengeance des seize Slavines, Danaïdes impunies, elle révèle le côté obscur, parfois insondable, des relations homme-femme et, généralement parlant, des humains entre eux. Elle attire l’attention sur le moment où la victime peut de transformer en bourreau.

(Elena-Brandusa Steiciuc, LA CAUSE LITTÉRAIRE, France, janvier 2012)