Articles

Avec son titre énigmatique, Le pays du fromage de Felicia Mihali souffle comme une bourrasque sur une Roumanie sacrifiée. Pas si loin de nous. Rencontre.

Pour Felicia Mihali, la Roumanie c’est surtout le Pays du fromage, une référence au produit laitier qui, ai gré des siècles, sauva si souvent de la famine des villages entiers, voire un peuple; une nourriture dont l’héroïne de ce premier roman de Felicia Mihali ne peut supporter l’odeur.

Si j’avais accepté dès le début l’odeur du fromage, toute ma vie aurait pu changer », écrit-elle. Un détail. Et puis le lecteur comprend vite que sa rupture entre cette jeune femme peut-être cocue et son présent roumain est totale, effroyable. Et que débute la magistrale culbute…

J’ai écrit ce livre il y a cinq ans, dans un état de pessimisme total et profond, nous dit d’emblée Mihali, à Montréal depuis tout juste deux ans. J’avais à l’esprit la conviction intime que je ne pouvais plus évoluer, ni personnellement ni collectivement, au sein de la société roumaine. Aujourd’hui, le pessimisme est une maladie dont j’essaie encore de guérir. »

Au centre du roman se trouve le désir de cette jeune femme de renouer avec son passé au moment de l’échec de son présent », poursuit Mihali. En fait, le livre trouve son origine dans le mythe de Robinson. L’héroïne est une naufragée, sauf qu’elle échoue sur une île qui porte en elle les marques des la civilisation. Comme elle ne peut consentir à détruire ce qui est là, elle se réfugie dans un imaginaire mythique qui la fera remonter jusqu¢aux anciens Grecs, à l’histoire de Troie.

Les connotations livresques et purement littéraires se font nuances et arrachements au réel dans ce roman d’une beauté saisissante. Et ces odeurs folles et incontrôlables d’envahir dès les premières pages et avec une absolue préséance l’esprit du lecteur pour ne plus le quitter.

L’héroïne plonge en l’histoire de sa famille mais néglige presque ostentatoirement de faire référence aux années Ceausescu, à la chute du communisme ou à quelque autre événement dit « historique », sinon vieux d’un siècle, d’une éternité. Un choix heureux qui souligne une universalité saisissante dans l’écriture. « Dès la fin du communisme, le marché du livre dénonçant la monstruosité du régime d’avant a connu une inflation sans précédent en Roumanie. J’ai trouvé cela pervers en ce que les auteurs de ces livres étaient auparavant de bons communistes. En littérature, il faut oublier les choses vulgaires ou triviales pour sublimer le réel. Je n’avais pas besoin de parler du régime pour décrire les horreurs ».

En quatrième de couverture, les gens de chez XYZ ont cru bon de déceler une ressemblance entre Les pays du fromage et Une saison dans la vie d’Emmanuel, de Blais. Une judicieux amalgame qui renvoie au lecteur d’ici ses propres conceptions du village et du rural… « J’ai voulu frapper un mythe qui a fait carrière dans la littérature roumaine, celui du village vu comme le nombril de la terre, l’espace de pureté, l’endroit qui nous sauve de la ville. Nous sauver de quoi? Et à quel prix? Pas si loin de chez nous, vous dis-je « .

Pierre Thibeault (ICI, Montréal, 6-12 juin 2002)

Parfois, des gens nous demandent ce que l’on fait des livres reçus pour lecture et appréciation. Question pertinente qui mérite une réponse appropriée. On en garde, on en donne, on en  » égare  » dans des lieux publics, tels des bistrots, des quais de métro, des parcs. Durant les grèves postales, on en a glissés dans quelques boîtes aux lettres. Jamais, on en vend, on aurait mauvaise conscience. Aujourd’hui, on parle du dernier roman de Félicia Mihali, L’enlèvement de Sabina.

Cela se passe dans deux villages voisins où règne la bonne entente, au point de festoyer ensemble. Pourtant, un soir après moult libations, les Comans enlèvent dix-huit jeunes filles slavines, pour les marier à dix-huit jeunes hommes de leur clan. Chacun fera son choix, retournera chez lui accompagné d’une épouse. Un seul restera célibataire, Kostine. Sa promise, Sabina, ayant flairé le piège, s’est enfuie avec l’aide de son père, « enseignant expérimenté. » Honteux, Kostine partira de chez sa mère pour conquérir sa belle… Pendant ce temps, la vie s’est organisée chez les Comans. Onou, chef du village, bien qu’il protège les Slavines, s’avère inquiet et méfiant, les villageois slavins ne s’étant pas soulevés pour délivrer leurs filles. Peu à peu, débonnaire, il oubliera. Nous observons une région innommée où la paix règne. Au loin, grondent les clameurs de guerres fomentées par les barbares. Qui sont-ils ? Des peuples asiatiques, slaves, dépeints plus tard par Kostine qui, parvenu dans le village de Sabina, se fait kidnapper par des hommes soudoyés par le père de la jeune fille. De force, il ira à la guerre… Les femmes qui ont épousé les Comans établissent entre elles une complicité créative, qui leur font ouvrir des commerces prospères dont profitent leurs époux, pour la plupart médiocres, ivrognes, impotents.

Ainsi le temps dérive, savamment orchestré par Félicia Mihali. Chaque chapitre se sous-titre de mois ou d’années pendant lesquels, lentement, le village évolue. L’air de rien, les jeunes femmes imposent leurs préceptes simples et, certaines devenues veuves, retournent dans leur village, avec l’accord bienveillant d’Onou qui, toujours, a favorisé un bonheur tranquille dans sa communauté. Bonheur malmené par de perpétuelles manigances, par des menaces d’invasion, par l’attaque imprévisible des loups et des ours. Dans ce lieu aux allures enchevêtrées se profile un Moyen-Âge perclus de ses misères, de ses épidémies, de ses superstitions. S’obombrent aussi les Croisades : cotte de mailles, champs de bataille où périssent à coups de hache, des chevaliers valeureux et naïfs. Kostine se fera le porte-parole de ces épopées visionnaires — ô Jérusalem ! — où la vie d’un homme ne valait pas grand-chose, sinon rien. Parcourant des contrées inconnues, avançant dangereusement vers Sabina, il se liera d’amitié avec des êtres qui, tout comme lui, ont peu à perdre. Pendant dix-sept ans, il soutiendra des aventures fabuleuses, comme celle de l’Orphelin, jeune prince déchu, sa halte improbable dans le pays de Kokane. Il profitera d’opportunités s’offrant à lui : un jongleur qui, au moment de leur séparation, l’avisera d’une vierge et d’une licorne ; le chevalier Kross qui, las de ses tribulations, se retirera dans un monastère. Une aura ensorcelante ne cesse d’embellir cette histoire, ce conte, serait plus adéquat. Un rêve prémonitoire engagera Kostine sur la route insondable de sa bien-aimée.

Chez les Comans, les femmes vieillissent, les hommes meurent. Le village se banalise, les Slavines rentrant chez elles quand leur mari décède. Fatiguées mais déterminées, les villageoises se partageront un terrifiant secret, le confieront au lecteur. Nul besoin de références légendaires pour situer le roman. L’intrigue, menée avec perspicacité par Mihali, se soustrait à des influences immémoriales. Imagination débridée, goût démesuré du merveilleux, culture livresque se prêtant à différentes interprétations — on soupçonne que la Roumanie, pays natal de l’écrivaine, ne soit pas étrangère à la description des mœurs féodales des villages. Histoire intemporelle qui nous surprend, nous ébranle. Relents fantasmagoriques s’inspirant de nos sociétés industrialisées. Tragédie et ludisme harmonisent le récit tout en privilégiant les relations humaines. Hommes et femmes, prisonniers de leurs ancestraux préjugés, ne savent se dépêtrer d’une perpétuelle malédiction, dissimulée au comble de sentiments vieux comme le monde, usés telles de vaines promesses.

Roman à lire à petites doses, comme nous lisions au siècle dernier, chacun dans son genre, Balzac et Marcel Proust. Avec délice et enchantement. C’est dire que cette œuvre touffue et accomplie, échappe à toute mode contraignante. À lire encore pour nous souvenir que l’esprit déborde d’images archaïques, léguées par des hommes et des femmes, ostracisées par nos déliements.

L’enlèvement de Sabina, Félicia Mihali, XYZ éditeur, Montréal, 2011, 286 pages.

(Dominique Blondeau)

Un roman au carrefour des légendes et des cultures : L’enlèvement de Sabina de Felicia Mihali (XYZ Editeur, Montréal, 2011, 284 p. )

Pour donner une épouse aux nombreux célibataires du village, les Comans invitent à la fête des Moutons – qui annonce la fin de l’été et le début de la gestation hivernale – les Slavins, leurs voisins, accompagnés de leurs femmes et surtout de leurs files. Sous prétexte d’hospitalité, ils font boire à leurs invités tant de vin que ceux-ci ne pourront pas défendre les seize vierges enlevées lorsque la fête sera rompue. Deux jours plus tard, ces filles – belles ou laides, intelligentes ou pas très malines, calmes ou nerveuses, bonnes ménagères ou paresseuses – deviendront des épouses pas plus fortunées que celles du village d’accueil ou bien du reste du monde. Une vie nouvelle commencera pour Kira, Nafina, Minodora, Flora, Gostana, Sarda, Efstratia, Aspasia, Assana, Teodora, Rada, Olimpia, Vava, Vergina, Zaza et Pantana, qui n’auront d’autre choix que de faire comme toute femme mariée : procréer ; s’occuper du mari, de la maison et de la ferme et, parfois, même des beaux-parents.

C’est le point de départ du plus récent roman de Felicia Mihali, L’enlèvement de Sabina, qui puise son inspiration dans le riche réservoir de la mythologie romaine (l’enlèvement des Sabines, aux premiers temps de la fondation de Rome, pour forger un peuple nouveau) et grecque (la punition appliquée par les Danaïdes à leurs ravisseurs).  C’est, comme la IVème de couverture l’indique, « un roman baroque qui tient à la fois du conte populaire, du roman d’aventures, de l’épopée et du thriller ». Je dirai même : un roman qui se situe au carrefour des légendes et des cultures, surtout balkaniques, dont des éléments se retrouvent dans l’intrigue, sans pour autant définir les coordonnées spatiales ou temporelles de l’histoire. D’ailleurs, cette intemporalité dans laquelle flotte le récit et cette absence de jalons spatiaux précis ne manque pas de clins d’œil aux cultures de l’Est européen (dont la Roumanie), à l’Empire Ottoman (qui y régna jadis), ce qui ne fait qu’accroître la valeur de symbole de ce village, centrum mundi où les fils de l’histoire se croisent.

Comme un tisserand assis à son métier pendant les longues nuits d’hiver, Felicia Mihali – de plus en plus ouverte au multiculturalisme, après une décennie d’existence québécoise – a le savoir de mélanger des couleurs et des matières empruntées à des ensembles culturels différents, pour en créer cette véritable saga dont le principal enjeu est une méditation sur la femme face à la violence et à un environnement hostile, sur les rapports de l’identité à l’altérité.

En parallèle avec l’histoire qui se passe dans le village des Comans – où les Slavines enlevées semblent s’intégrer petit à petit, adoptant les traditions d’ici ou bien imposant leurs coutumes, dans un mélange qui tient de la construction de toute société patriarcale (cuisine, objets ménagers, occupations, vêtements) – on assiste aux pérégrinations de Kostine, le seul garçon resté sans épouse. Sabina, celle qu’il comptait enlever à minuit, s’était enfuie avec son père et le voyage que le prétendant entreprend pour la retrouver dure 17 ans, c’est-à-dire l’intervalle dont les Slavines ont besoin pour rentrer dans leur village, après avoir tué chacune son mari, de manière à ne pas éveiller de soupçons.

Recruté de force par une armée combattant les envahisseurs enturbannés, le jeune homme a l’occasion de connaître d’autres espaces, d’autres peuples, d’autres cultures. Tel un Ulysse (supposément) valaque, Kostine traverse monts et vallées et, après des exploits guerriers dont il n’est pas fier, après des rencontres qui lui ouvrent les yeux sur la diversité du monde, après même un rêve surréaliste où il voyage dans l’avenir (un remake du conte folklorique roumain Jeunesse sans vieillesse et vie sans mort), le héros retrouve Sabina et la demande en mariage.

La moralité de cette partie de la fable – couronnée par le succès de la  longue quête du jeune homme et les retrouvailles du couple -, est exprimée par le vieux charretier qui transporte Kostine au village de sa bien-aimée et elle trahit la peur ancestrale de l’étranger, de l’inconnu qui, dans son optique,  peut nuire : «Il dit à Kostine que le mal vient d’abord de ce qui ne nous appartient pas. La maison, par exemple, est un bon endroit, car on y connaît tout. À cause de cela, il est mauvais de la quitter. L’homme doit toujours vivre dans sa maison. Pas besoin d’aller vers l’inconnu. Notre maison nous offre tout ce dont on a besoin, tout comme notre cour et notre jardin, de bons endroits eux aussi. Rien de ce qui est à l’extérieur n’est indispensable. Une maison abandonnée est le pire des lieux à imaginer. Et si on déménage dans une maison étrangère, la malchance sera toujours à nos trousses. Le malheur de ceux qui l’ont abandonnée poursuit les nouveaux habitants. L’homme le plus riche ne peut redonner vie à des ruines, affirma-t-il. Et puis, il y a l’étranger, ajouta le vieux, en regardant Kostine dans le blanc des yeux. D’où qu’il vienne, c’est d’un mauvais lieu : quoi qu’il fasse, il restera un indésirable.» (p. 274)

Pour ce qui est de la vengeance des seize Slavines, Danaïdes impunies, elle révèle le côté obscur, parfois insondable, des relations homme-femme et, généralement parlant, des humains entre eux. Elle attire l’attention sur le moment où la victime peut de transformer en bourreau.

(Elena-Brandusa Steiciuc, LA CAUSE LITTÉRAIRE, France, janvier 2012)

Felicia Mihali n’hésite jamais à secouer certains mythes et légendes. Cette fascination lui permet de donner un second souffle à des archétypes et de les actualiser tout en laissant les coudées franches à sa fantaisie et son imaginaire.

Elle l’a déjà fait dans «La reine et le soldat», un roman qui m’a entraîné dans des pays lointains et singuliers.

Cette fois, elle s’inspire des Sabines qui ont été enlevées par les fondateurs de la Rome antique et des Danaïdes qui ont égorgé leurs maris le soir de leurs noces. Ces femmes ont été condamnées à vivre dans les enfers et à remplir un tonneau sans fond.

Les Slavines sont kidnappées lors d’une fête où l’on boit et mange plus qu’il ne faut et ramenées dans un village voisin.

«Passé minuit, au signal imperceptible de leur chef, les Comans avaient enlevé les Slavines. Personne n’avait remarqué leurs regards insistants sur les filles de leurs invités, tout au long de la soirée. Sous prétexte de remplir leurs verres, les jeunes hommes avaient tourné autour des tables pour évaluer des yeux leurs cheveux, leurs seins, leurs cuisses, leurs pieds, leurs dents. L’odeur du corps mâle aurait dû trahir le rut qui excitait leurs sens, mais les jeunes Slavines, pas plus que leurs familles, n’avaient rien compris de ce qui se tramait.» (p.12)

Curieusement, aucune riposte des familles, d’attaques pour venger l’affront. Les jeunes mâles se partagent les femmes comme un butin de guerre. Elles deviendront des mères et des épouses.

«Des vingt familles slavines invitées à la fête des Moutons, deux n’étaient pas venues accompagnées de leurs filles, pour des raisons inconnues. Cependant, à part Kostine, qui avait perdu de vue la femme désirée, et Veres, qui avait enlevé une enfant, au cours des jours qui suivirent, seize Comans épousèrent seize Slavines.» (p.27)

Ce pauvre Kostine devra errer une grande partie de sa vie pour retrouver Sabina, l’élue de son cœur, celle qui a su échapper à l’enlèvement.

La paix

Les jeunes femmes protestent au début, mais elles semblent s’intégrer rapidement à la communauté. Elles gagnent la confiance de tous et occupent des postes importants dans le village, dirigent un commerce, gardent les moutons, ce qui ne s’était jamais vu. La sorcière pousse très loin son pouvoir et ses connaissances.

Peu à peu, les hommes qui ont marié ces Slavines connaissent des morts violentes. Est-ce le malheur, une malédiction? Ce serait trop simple même si je n’y ai pas trop fait attention au début.

Pendant ce temps, Kostine parti dans le village voisin pour retrouver celle qu’il ne peut oublier, est pris dans une rafle de l’armée. Il devra faire la guerre contre les Asiatiques, apprendre à survivre. Il parcourt le monde et fait d’étranges rencontres. Un monde connu et aussi un univers imaginaire où tout est harmonie et bonheur. Il parviendra à rentrer chez-lui après bien des pérégrinations.

Le don de Felicia

Au-delà de l’histoire, ce qui importe dans «L’enlèvement de Sabina», c’est l’incroyable faculté de Felicia Mihali à décrire les usages, les coutumes alimentaires, les fêtes et les rituels. Elle connaît nombre de recettes, de potions, d’herbes qui guérissent et permettent d’éloigner le malheur.

«Il y avait du bon pain de blé et de seigle fraîchement sorti du four, du fromage gardé dans l’huile avec du basilic, des oignions marinés, des petits pois au fenouil, des haricots à la nuque de porc, du lard à l’ail, des saucissons frais, de la choucroute, des galettes au fromage doux assaisonné de raisins secs, des tranches de pommes, du sirop de sureau, de la citrouille cuite, des prunes en compote, le tout arrosé du meilleur vin, dérobé des réserves de leurs maris.» (p.165)

Ce qui pourrait rebuter plusieurs lecteurs est un délice pour moi. J’adore quand elle prend la peine de s’attarder aux rites funéraires ou encore à un événement important de la vie du village. C’est tout simplement fascinant.

Du meilleur Felicia Mihali où la puissante conteuse n’hésite jamais à mélanger le quotidien et le merveilleux. Des odeurs, des arômes et des couleurs qui étourdissent.

«L’enlèvement de Sabina» de Felicia Mihali est paru aux Éditions XYZ.

 

Yvon Paré (mercredi,14 décembre 2011)