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Parfois, des gens nous demandent ce que l’on fait des livres reçus pour lecture et appréciation. Question pertinente qui mérite une réponse appropriée. On en garde, on en donne, on en  » égare  » dans des lieux publics, tels des bistrots, des quais de métro, des parcs. Durant les grèves postales, on en a glissés dans quelques boîtes aux lettres. Jamais, on en vend, on aurait mauvaise conscience. Aujourd’hui, on parle du dernier roman de Félicia Mihali, L’enlèvement de Sabina.

Cela se passe dans deux villages voisins où règne la bonne entente, au point de festoyer ensemble. Pourtant, un soir après moult libations, les Comans enlèvent dix-huit jeunes filles slavines, pour les marier à dix-huit jeunes hommes de leur clan. Chacun fera son choix, retournera chez lui accompagné d’une épouse. Un seul restera célibataire, Kostine. Sa promise, Sabina, ayant flairé le piège, s’est enfuie avec l’aide de son père, « enseignant expérimenté. » Honteux, Kostine partira de chez sa mère pour conquérir sa belle… Pendant ce temps, la vie s’est organisée chez les Comans. Onou, chef du village, bien qu’il protège les Slavines, s’avère inquiet et méfiant, les villageois slavins ne s’étant pas soulevés pour délivrer leurs filles. Peu à peu, débonnaire, il oubliera. Nous observons une région innommée où la paix règne. Au loin, grondent les clameurs de guerres fomentées par les barbares. Qui sont-ils ? Des peuples asiatiques, slaves, dépeints plus tard par Kostine qui, parvenu dans le village de Sabina, se fait kidnapper par des hommes soudoyés par le père de la jeune fille. De force, il ira à la guerre… Les femmes qui ont épousé les Comans établissent entre elles une complicité créative, qui leur font ouvrir des commerces prospères dont profitent leurs époux, pour la plupart médiocres, ivrognes, impotents.

Ainsi le temps dérive, savamment orchestré par Félicia Mihali. Chaque chapitre se sous-titre de mois ou d’années pendant lesquels, lentement, le village évolue. L’air de rien, les jeunes femmes imposent leurs préceptes simples et, certaines devenues veuves, retournent dans leur village, avec l’accord bienveillant d’Onou qui, toujours, a favorisé un bonheur tranquille dans sa communauté. Bonheur malmené par de perpétuelles manigances, par des menaces d’invasion, par l’attaque imprévisible des loups et des ours. Dans ce lieu aux allures enchevêtrées se profile un Moyen-Âge perclus de ses misères, de ses épidémies, de ses superstitions. S’obombrent aussi les Croisades : cotte de mailles, champs de bataille où périssent à coups de hache, des chevaliers valeureux et naïfs. Kostine se fera le porte-parole de ces épopées visionnaires — ô Jérusalem ! — où la vie d’un homme ne valait pas grand-chose, sinon rien. Parcourant des contrées inconnues, avançant dangereusement vers Sabina, il se liera d’amitié avec des êtres qui, tout comme lui, ont peu à perdre. Pendant dix-sept ans, il soutiendra des aventures fabuleuses, comme celle de l’Orphelin, jeune prince déchu, sa halte improbable dans le pays de Kokane. Il profitera d’opportunités s’offrant à lui : un jongleur qui, au moment de leur séparation, l’avisera d’une vierge et d’une licorne ; le chevalier Kross qui, las de ses tribulations, se retirera dans un monastère. Une aura ensorcelante ne cesse d’embellir cette histoire, ce conte, serait plus adéquat. Un rêve prémonitoire engagera Kostine sur la route insondable de sa bien-aimée.

Chez les Comans, les femmes vieillissent, les hommes meurent. Le village se banalise, les Slavines rentrant chez elles quand leur mari décède. Fatiguées mais déterminées, les villageoises se partageront un terrifiant secret, le confieront au lecteur. Nul besoin de références légendaires pour situer le roman. L’intrigue, menée avec perspicacité par Mihali, se soustrait à des influences immémoriales. Imagination débridée, goût démesuré du merveilleux, culture livresque se prêtant à différentes interprétations — on soupçonne que la Roumanie, pays natal de l’écrivaine, ne soit pas étrangère à la description des mœurs féodales des villages. Histoire intemporelle qui nous surprend, nous ébranle. Relents fantasmagoriques s’inspirant de nos sociétés industrialisées. Tragédie et ludisme harmonisent le récit tout en privilégiant les relations humaines. Hommes et femmes, prisonniers de leurs ancestraux préjugés, ne savent se dépêtrer d’une perpétuelle malédiction, dissimulée au comble de sentiments vieux comme le monde, usés telles de vaines promesses.

Roman à lire à petites doses, comme nous lisions au siècle dernier, chacun dans son genre, Balzac et Marcel Proust. Avec délice et enchantement. C’est dire que cette œuvre touffue et accomplie, échappe à toute mode contraignante. À lire encore pour nous souvenir que l’esprit déborde d’images archaïques, léguées par des hommes et des femmes, ostracisées par nos déliements.

L’enlèvement de Sabina, Félicia Mihali, XYZ éditeur, Montréal, 2011, 286 pages.

(Dominique Blondeau)

10 représentants de la diversité au Québec à découvrir

Le choix des libraires

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’écrivaine Felicia Mihali, née en Roumanie en 1967 et qui vit au Québec depuis 2000, n’a pas peur de fouler les bancs d’école. En effet, celle qui a d’abord étudié à l’Université de Bucarest s’est ensuite tournée vers l’Université de Montréal. Elle a étudié la philologie, les langues (français, chinois et néerlandais), les lettres, l’histoire de l’art, l’histoire et la littérature anglaise. Le pays du fromage, son premier roman fort remarqué publié en 2002, sera ensuite suivi de Luc, le Chinois et moi, La reine et le soldat, Sweet Sweet China, Dina et, notamment, Confession pour un ordinateur. Points communs des ouvrages de cette romancière qui est également journaliste et professeure d’histoire? Des personnages qui se laissent porter par la vie, la question de l’identité et l’histoire qui s’y taillent toujours une importante place.

Par Alexandra Mignault,

Les libraires Isabelle Beaulieu & Josée-Anne Paradis (Les libraires, Février 2, 2017)

La bien-aimée de Kandahar

« La lettre du soldat Yannis Alexandridis est arrivée dans ma boite électronique un samedi matin. J’ai presque failli l’effacer, car je n’ouvrais pas les messages des inconnus. Mais j’ai été interpellée par le titre qui disait: Bonjour de Kandahar. J’ai encore hésité quelques minutes, puis j’ai fini par l’ouvrir. »

Irina a 24 ans, elle étudie la littérature et travaille comme serveuse chez Trois Brasseurs. Un jour, son destin sera complètement bouleversé par un journaliste qui prend sa photo pour la couverture d’un célèbre magazine. Soudainement propulsée au statut de cover-girl, elle se voit couronnée du titre de fille la plus sexy par le bataillon de soldats en Afghanistan. La lettre de Yannis, posté à Kandahar, va bientôt révéler la face cachée de la célébrité. Inspiré d’un fait réel, cette histoire d’amour est en même temps une véritable fresque sociale qui superpose la fondation de Montréal à la guerre en Afghanistan.

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Il faut saluer ici la qualité du style de l’écrivaine, tout en nuance et en subtilité. Une œuvre qui nous fait redécouvrir, ce qui n’est jamais inutile, quelques éléments clés de notre histoire via le récit à la première personne de cette jeune femme qui s’adresse à nous avec délicatesse et intelligence. Le lecteur traverse le roman de quelque 160 pages avec un grand plaisir.

Un bon mot également pour la maison d’édition, dont on suivra assurément la production dans le futur car elle s’impose visiblement un choix éditorial rigoureux et qui sort des sentiers battus en nous donnant à lire un texte très fort et bien appuyé par une mise en page soignée, ce qui témoigne du respect qu’elle voue à ses lecteurs.

Une qualité qui, hélas, n’est pas toujours bien comprise dans le monde de l’édition.

Daniel GiguèrePhare.média, 22 janvier 2017

La bien-aimée de Kandahar, une histoire de la «plume tendresse» de Felicia Mihali

Femme aimant le vert…

« Je fais partie de ce que le monde académique appelle la ‘littérature migrante’. Ça me fait très plaisir de dire que je suis une immigrante et que j’écris au sujet du monde que je connais le mieux, l’étranger, mais que ne reste pas un étranger à la société. On change de maison, de pays, mais on s’intègre avec nos moyens, nos connaissances, on fait partie de la société. On ne reste pas toujours ‘les autres’» Felicia Mihali

C’est un parcours sur la planète des plus intéressants que celui de Felicia Mihali.

Née en Roumanie, elle vit au Canada depuis plus de 16 ans. Felicia a étudié la philologie (l’étude d’une langue, fondée sur l’analyse critique de textes écrits dans cette langue), le mandarin et le néerlandais.

Elle a touché à la chronique théâtrale dans sa Roumanie natale et, depuis qu’elle est au Canada, elle a  obtenu un Certificat en Histoire de l’art, à l’Université de Montréal, un autre en études anglaises et elle est à compléter une maîtrise en Histoire.

On ajoute aussi que l’Université de Montréal lui accorde le titre de Maître ès lettres pour son mémoire de maîtrise portant sur la littérature postcoloniale.

Publié tout d’abord en anglais sous le titre The Darling of Kandahar, le roman a été sélectionné par Canada Reads – concours national de notre diffuseur anglais CBC – parmi les dix meilleurs titres au Québec.

La bien-aimée de Kandahar n’est pas une traduction de The Darling of Kandahar, mais une réécriture.

Felicia Mihali est l’invitée au micro de Raymond Desmarteau.

Raymond Desmarteau

Radio Canada International lundi 2 janvier, 2017

En avril 2007, un sergent canadien en mission en Afghanistan avait écrit au magazine Macleans pour le remercier d’avoir publié en page couverture la photo d’une jolie jeune fille qui plaisait beaucoup aux soldats déployés à Kandahar.

Macleans avait saisi l’occasion pour faire un article divertissant sur « la bien-aimée de Kandahar ». L’auteure montréalaise d’origine roumaine Felicia Mihai s’inspire de ce fait réel pour y inventer une suite sous forme de correspondance entre le militaire et la jeune fille, elle aussi d’origine roumaine.

Le roman est constitué d’observations sympathiques de l’immigrante roumaine à Montréal sur sa vie, ses amours, l’histoire de la Nouvelle-France et enfin la guerre en Afghanistan.

L’histoire avance par petites touches sur un ton agréablement détaché, comme si les aléas de la vie arrivaient par hasard, sans qu’on puisse y faire grand-chose. Ce septième roman de Felicia Mihai, d’abord publié en anglais en 2012, est un riche ajout à la littérature de cette « troisième solitude » que forment, selon l’auteure, les immigrants au Québec.

Caroline Jarry

Le Devoir, 21 Janvier 2017

La rencontre échouée d’un soldat et un mannequin

«C’est l’histoire de deux jeunes gens qui ont toute la vie devant eux, mais dont la guerre interrompt brusquement l’idylle.»Felicia Mihali, écrivaine

«Peu après, le 20 juin 2008, Christos Karigiannis était tué en service, raconte l’écrivaine installée dans Chomedey depuis 2002. J’ai appris que son enterrement aurait lieu dans Sainte-Rose, après une cérémonie très solennelle dans une église grecque orthodoxe. J’étais très touchée par cette histoire. Je voulais voir si la fille allait être là, d’autant plus qu’elle est d’origine roumaine comme moi.»

Bien que Kinga Ilyes soit absente, en vacances par-delà l’Atlantique, plusieurs éléments rejoignent Felicia Mihali. Elle apprend également qu’une bourse scolaire a été créée à la mémoire du militaire.

Ces émotions et différentes anecdotes l’habiteront quelques années avant d’écrire The Darling of Kandahar, paru chez Linda Leith Publishing en 2012. Le roman se retrouvera sur la liste des 10 meilleurs livres québécois de l’année 2013 de l’émission radiophonique Canada Reads, du réseau anglophone de Radio-Canada.

Le lectorat francophone peut compter sur sa traduction depuis le 29 octobre.

Touchée par l’histoire du soldat lavallois Christos Karigiannis, Felicia Mihali s’était rendue à ses obsèques officielles comme plusieurs autres de ses concitoyens, le 11 novembre 2008.

Croiser les histoires

Journaliste culturelle ayant déjà publié trois romans en Roumanie, Felicia Mihali s’était fait connaître par un premier livre Le pays du fromage (2002), développant déjà des thèmes lui étant chers telles l’immigration et la quête identitaire.

«Je continue à explorer ces thèmes dans La Bien-aimée de Kandahar tout en m’inspirant très librement et avec respect de cette histoire du MacClean’s, de préciser Felicia Mihali. J’ai changé les noms et certains détails de leur biographie. Il y a un côté épistolaire et historique, puisque 90 % du roman se déroule à Montréal.»

Aux confidences du soldat très critique de sa mission en terre afghane, lui qui tente de répondre aux questions du jeune mannequin féminin, l’auteure oppose le récit de la fondation de Montréal et des pans de son histoire.

«Le soldat relate ses sorties sur le terrain et échange des photos avec sa correspondante, d’ajouter Felicia Mihali. Les deux jeunes gens souhaitent se rencontrer un jour, mais la guerre en décidera autrement.»

Prolifique

Sans raison ni politique ni économique, Felicia Mihali a quitté son pays natal à l’âge de 33 ans, en 2000, afin de relever un nouveau défi. Elle se créera des contacts dans le milieu littéraire, notamment chez XYZ, où elle publiera Luc, le chinois et moi (2004) et Dina (2008), son roman précédent aux relents de thriller et d’autobiographie.

«Il y a toujours cette question très reliée à l’immigrant du besoin de revivre son passé et de résoudre tout ce qui est resté en suspens depuis le départ du pays d’origine», de souligner l’auteure de Sweet Sweet China.

Benoit LeBlanc

Le Courrier de Laval, 7 novembre 2016

Felicia Mihali nous propose un autre regard

IRINA EST FILLE D’IMMIGRANTS et s’en porte plutôt bien. Ses parents se sont séparés et elle est revenue vivre avec sa mère après une aventure amoureuse. À l’université, un photographe la choisit pour une publicité. Une rencontre improbable qui transformera sa vie. Elle fait la une du magazine Actualités. La voilà un visage que l’on reconnaît dans les salles de cours et au travail. Un soldat en mission en Afghanistan lui envoie un message et c’est le début d’une correspondance, d’un amour peut-être, d’un tremblement d’être. Le militaire va peut-être changer son regard, la manière de mener sa vie. Que dire quand on devient une image, un fantasme, celle que tout un régiment aime ?

Je lis Felicia Mihali depuis Le pays du fromage, son tout premier roman, paru en 2002. Un texte qui nous entraîne dans la Roumanie de Ceausescu pour nous faire ressentir, au plus profond de nous, les démences de la dictature. Madame Mihali a vécu son enfance sous le joug de l’un des pires dictateurs de notre époque. Cette période l’a marquée et elle y reviendra dans plusieurs de ses publications. Elle s’intéresse aussi aux mythes fondateurs de l’Occident et m’a entraîné dans des temps lointains, avec Alexandre le Grand, en plus de me plonger dans la Chine mystérieuse.

Grande voyageuse, éternelle étudiante, journaliste et critique de théâtre à Bucarest, elle a amorcé une carrière d’écrivaine au Québec, s’imposant comme une voix originale et essentielle. Et voici La bien-aimée de Kandahar, un roman intriguant, surtout avec un titre semblable. C’est toujours comme ça avec Mihali. Elle nous pousse dans un monde difficile, devant les pires horreurs, sans avoir l’air de s’y attarder. La belle dormeuse du Pays du fromage ou encore Dina qui résiste à un despote, allégorie bien sûr à son pays d’origine, au combat de tous les jours qu’il faut mener pour protéger son intégrité physique devant les malades du pouvoir.

QUOTIDIEN

Irina vit à Montréal et s’y sent bien. Comme bien des personnages de Felicia Mihali, ce n’est pas une impulsive qui bouscule les gens et tente de secouer son quotidien. Elle se laisse plutôt porter par la vie, étudie, travaille dans une brasserie, vit des amours éphémères sans connaître les élans qui retournent l’être. Le personnage de sa mère est beaucoup plus tranché. Cette femme ne fait pas de compromis et vit comme elle l’entend, ne permettant à personne de diriger sa vie.

Ma mère n’a jamais travaillé au Canada. Depuis son arrivée ici, elle n’a fait qu’étudier, avec de petites pauses entre différents programmes universitaires. Elle détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire, ainsi qu’en histoire de l’art, mais ne lui demandez pas dans quel but elle a fait ces études. Cette question la fait enrager. Pourquoi une femme devrait-elle étudier dans un but spécifique ? La passion ou l’intérêt ne suffisent-ils pas ? La vie idéale envisagée par ma mère est de pouvoir aller à l’école jusqu’à un âge vénérable, de rester à la maison et de se consacrer à son art. (p.9)

Irina accepte de poser pour le photographe et la voilà une vedette, celle qui fait tourner les têtes. Elle apprend à se voir dans les yeux des autres, découvre sa beauté, son charisme. Sa vie ne peut plus être la même.

Yannis, un militaire, un fils d’immigrant comme elle, se retrouve au bout du monde à faire la guerre. Il participe à l’intervention en Afghanistan, à la chasse aux terroristes, cette guerre sans fin. Il en est ainsi des affrontements de nos jours. La puissance militaire américaine, capable de pulvériser la planète, n’arrive plus à gagner ses guerres depuis son aventure au Vietnam. Les conflits s’éternisent dans des attentats de plus en plus sanglants, touchant particulièrement les femmes et les enfants.

QUESTIONS

Dans ses courriels, le militaire tente d’expliquer sa présence dans ce pays du bout du monde, ce qu’il ressent en frôlant la mort chaque jour, devant le regard des Afghans où il voit la haine. Pas facile d’être un étranger, de savoir que l’on impose sa présence à d’autres. La situation de conquérant détesté et admiré, l’occupation militaire, la pire forme de dictature même si elle se fait au nom des grands principes de la liberté. Ce n’est pas sans rappeler l’entreprise de Roxanne Bouchard et Patrick Kègle, dans En terrain miné, une correspondance d’un soldat qui servait à Kaboul et d’une écrivaine pacifiste.

Le jeune militaire est d’une lucidité étonnante et jette un regard particulier sur le monde et la vie. Irina sort peu à peu de son cocon, de cette forme d’hibernation. Il en est souvent ainsi dans une société où les individus sont réduits à l’état de consommateurs. Il faut peut-être confronter la mort pour sentir le flux de la vie, trouver un sens à l’existence. La guerre peut-elle rendre plus humain ?

Les jours suivants, j’ai commencé à jouer un rôle pour la deuxième fois dans ma vie. Cette fois-ci, c’était mon propre rôle, celui d’une femme aimée par un régiment de soldats canadiens, la meilleure chose qui arrivait à une foule de jeunes hommes se battant pour la justice en Afghanistan. Vers la fin de sa lettre, Yannis disait au magazine de me remercier d’être celle que j’étais. Mais qui étais-je, en fin de compte ? Je ne me connaissais pas assez pour me contenter de ça. (p.70)

Irina cherche à comprendre qui elle est, la migration de ses parents, ses études, ses passions d’enfance pour le théâtre, les personnages singuliers qu’étaient Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne-Mance. Yannis fait en sorte qu’elle revient sur ses pas, évalue son vécu. Pourquoi était-elle fascinée par les fondateurs de Montréal qui ont risqué leur vie pour leur idéal ?

Le militaire croit à la liberté et à la justice, se concentre sur les gestes les plus simples. Irina y voit le pendant de l’entreprise de Maisonneuve et de Jeanne-Mance qui, en s’installant à Montréal, ont dû oublier la France. La vie parfois, demande de tout risquer. C’est souvent le cas de l’émigrant qui doit tourner le dos à son passé.

Nous sommes tissés de doutes, eux, de passions. Ils nous apprennent que les souffrances du corps rendent les troubles de l’âme insignifiants. Pour nous, ce n’est que la douceur des souvenirs et des sensations lointaines qui nous aider parfois à faire face à la mort. Mais plus on vie ici, plus le spectacle du désert rend stérile la nostalgie. Le contact avec eux devrait au moins nous aider à extirper de nos âmes la névrose, afin de recommencer une nouvelle vie, dépourvue de désirs inutiles. (p.114)

Le roman de Felicia Mihali devient une réflexion, une quête, la recherche de l’humain dans toutes ses dimensions. Il y a toujours cette démarche chez elle, ce glissement qui se fait souvent sans heurts. Cette fois, elle le fait au Québec, sa terre d’adoption, dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Elle me touche particulièrement dans cette exploration.

Felicia Mihali, tout doucement, nous pousse dans ce tremblement d’être nécessaire à l’existence entière et pleine. J’aime son regard, ses propos sur la société, cette époque où les étourdissements et les fausses promesses dissimulent la déperdition et le goût de la mort.

De mon côté, je ne lui avais pas parlé de ma formule de la Vie, qui l’incluait amplement dans son équation. J’avais eu peur, ou honte peut-être, de reconnaître combien j’avais besoin de lui, et que ce ne sont pas uniquement les pays qui doivent être défendus, mais chaque individu aussi. Si je l’avais fait, il ne serait pas mort. Mon amour aurait peut-être joué un rôle dans la suite des événements, si je l’avais choisi pour la Vie et non pas pour la mort. (p.155)

Tout le drame du mal-être contemporain se retrouve dans ce roman qui ébranle et secoue les idées à la mode, les slogans publicitaires. C’est toujours un bonheur de lire un texte qui mise sur l’intelligence et repousse les fausses promesses. C’est tout l’art de cette écrivaine qui me questionne avec son regard et ses propos qui touchent l’âme, cette inconnue. Un roman qui donne de nouveaux yeux.

Yvon Paré vendredi 11 novembre 2016

« La bien-aimée de Kandahar » : raccourcir le temps et les distances

En 2007, un sergent canadien en mission en Afghanistan a écrit à l’équipe du magazine Maclean’s pour la remercier d’avoir publié la photo d’une jeune femme en page couverture. Adulée par tout un bataillon de soldats à Kandahar, la nouvelle cover-girl donnait du moral aux troupes. Le magazine MacLean’s a vite saisi l’occasion d’en faire un article sur celle qu’ils ont nommée « La bien-aimée de Kandahar ». Cela a aussi inspiré un roman du même titre à une auteure montréalaise d’origine roumaine, Felicia Mihali, connue, entre autres, pour son roman Le pays du fromage.

L’auteure a publié sept livres en français et deux en anglais. La bien-aimée de Kandahar est une réécriture de The Darling of Kandahar paru en 2012. Dans son roman, l’histoire de Paul Chomedey de Maisonneuve et de Jeanne Mance fait écho à la correspondance d’un militaire canadien et d’une cover-girl venue du « pays de Dracula » et habitant à Montréal. Derrière ces personnages historiques ou médiatiques se cache une humanité fragile et tourmentée. Felicia Mihali nous rappelle avec éloquence que les mythes sont davantage le reflet d’un espoir collectif que celui de la réalité. Outre ces histoires extraordinaires, le roman raconte également la vie d’une immigrante à Montréal, sa cohabitation avec sa mère, ses études, ses amours. Entretien avec Felicia Mihali.

En quoi l’histoire du magazine Maclean’s, publiée en 2007, t’a-t-elle inspiré l’écriture d’un roman?

J’ai lu cette histoire au cours de l’année 2007, lorsque la guerre en Afghanistan battait son plein. Le monde était encore enthousiaste et confiant dans le rôle bénéfique des forces armées étrangères en ce qui concerne l’annihilation des talibans et la libération de la population afghane de l’un des régimes les plus oppressifs qui soient. Un an plus tard, le Canada, comme le reste du monde, avait commencé à comprendre qu’aucune armée ne pourrait jamais exporter la démocratie, une sorte de plante fragile qui doit pousser dans la terre locale et non pas dans un port d’exportation.

Personnellement, je suivais chaque semaine le compte rendu des exploits de l’armée canadienne qui était encore soutenue à l’époque par la population, surtout dans le Canada anglais. Et c’est comme cela que je suis tombée sur la rencontre un peu fortuite entre un mannequin d’origine roumaine, Kinga Ilies, vivant à Toronto, et un soldat canadien, Chris Karigiannis, posté à Kandahar. Mais ce qui m’avait particulièrement troublée était le fait que trois semaines après leur rencontre virtuelle à travers les médias, le soldat mourait dans une explosion à la bombe. C’était une cruelle coïncidence que parmi les 40 soldats morts en Afghanistan, une des victimes soit le héros de cette possible histoire d’amour.

Mais ce qui m’avait déterminée vraiment à essayer d’immortaliser leur histoire, c’était le fait que le soldat soit un Lavallois, mon concitoyen si vous voulez, et que son corps soit enterré dans un cimetière de Sainte-Rose, non loin de chez moi. Je suis allée à l’enterrement par curiosité et pour vérifier aussi si la belle Kinga était là. Non, elle n’y était pas, et j’en étais déçue.

Dans La bien-aimée de Kandahar, il est aussi beaucoup question de la fondation de Montréal au 17e siècle. Qu’est-ce qui t’a amenée à superposer l’histoire de Jeanne Mance et de Maisonneuve à celle d’un hypothétique amour entre Irina, une étudiante montréalaise devenue cover-girl, et Yannis, un militaire canadien parti combattre en Afghanistan?

J’enseigne l’histoire au secondaire et j’ai toujours été fascinée par la fondation de Montréal, qui fut à l’origine une mission religieuse sans but commercial, à une époque où la Nouvelle-France n’était qu’un poste de traite pour la métropole française. L’explication est que la mission montréalaise des 40 hommes et femmes catholiques fuyant une Europe ravagée par les guerres religieuses était une mission humanitaire aussi, qui impliquait le travail des femmes comme Jeanne Mance et Marguerite Bourgeois, une infirmière et une sœur.

À partir de cet exemple, j’ai compris en partie pourquoi la mission canadienne en Afghanistan ne pouvait pas réussir. Cette guerre était portée par des hommes armés sans inclure le travail humanitaire, social, culturel qui est souvent le lot des femmes. Le rapport entre Yannis et Irina ressemble un peu à celui de Paul et de Jeanne, qui fut une amitié chargée d’affection, de dévouement. Il est intéressant de voir que Chris meurt en terre étrangère alors que sa mission est vouée à l’échec, tandis que Maisonneuve a réussi sa mission avec Jeanne Mance à ses côtés.

Selon toi, qu’est-ce que Yanis et les soldats de sa garnison ont vu dans la photo d’Irina qu’ils n’ont pas pu voir dans celles des autres mannequins?

L’amour reste une alchimie complexe qui refuse de se laisser analyser en laboratoire. Dans le livre, comme dans la vraie histoire du magazine Maclean’s, je suppose que c’est ce type de réaction simultanée entre mille particules secrètes qui se passe dans l’âme du soldat à la vue de cette femme. Le fait qu’elle est belle n’aurait pas suffi. Sur cette photo, elle garde une expression sereine, détachée presque de ce monde. Elle contemple plus qu’elle regarde devant elle. Je pense que c’est cette douceur qui manquait le plus aux soldats postés dans un endroit d’une violence extrême. Chris Karigiannis avait envoyé une lettre au magazine tout de suite, de façon impulsive, comme s’il savait ce qui l’attendait. Je pense que sa relation avec Inga (la vraie cover-girl), même aussi brève et virtuelle, a été la dernière grande belle aventure de sa vie.

Cette association entre Paul et Jeanne d’un côté et Irina et Yannis de l’autre ramène, entre autres, la question de la foi. Mais au lieu de les unir, elle ajoute encore plus de distance entre les deux personnages. Pourquoi?

En lisant les lettres du soldat, Irina se rend compte que Yannis manque complètement de ferveur chrétienne, ce qui, selon elle, doit être terrible quand on est à la guerre. Inutile de mentionner que depuis la nuit des temps, la foi a été le meilleur argument pour déterminer les gens à se laisser tuer. Yannis est un soldat d’un athéisme froid, d’où son drame. En tant que Grec, d’une part, et Roumaine d’origine, de l’autre, les deux appartiennent à l’Église orthodoxe, mais Irina avait été confrontée au catholicisme lors de son éducation à l’école Villa-Maria, un ancien monastère d’ursulines.

Sans être une fanatique, Irina a quelque chose d’une dévote, tout comme Jeanne Mance ; elle a une peur viscérale du péché, du conflit avec les parents ou les enseignants. Sa vie est réglée selon une hiérarchie presque ecclésiastique. Yannis, en revanche, est quelqu’un de complètement cérébral. Dans son monde teinté de sang, de violence et d’injustices, il n’y a pas de place pour un dieu, quel qu’il soit. Yannis meurt en quelque sort car il ne voit aucun but à sa mission, ni terrestre ni céleste. Après sa mort, Irina retourne encore une fois à la mission montréalaise, pour raconter la fin paisible de Paul et de Jeanne. Les deux avaient été unis par leur mission commune, mais aussi bien par la foi. Entre Irina et Yannis, ce lien qui transcende le monde physique est complètement absent. La conclusion du roman marque la déception d’Irina. Après l’enterrement de Yannis, elle dit qu’il n’y a pas de deuxième chance pour elle. Cette deuxième chance ne se réfère pas seulement à la rencontre d’un autre homme, mais de Dieu aussi.

La dualité entre les vocations d’explorateur et d’ermite est également présente dans ton roman. Qu’en penses-tu?

Je pense que le soldat répond bien à cette double définition. Il est un explorateur. Je crois que beaucoup d’hommes qui s’en vont à la guerre, au-delà de la solde généreuse, s’en vont poussés par leur obsession de découverte. Alexandre le Grand a conquis l’Asie sous plusieurs sortes de prétextes, mais je pense que la vraie raison était sa grande curiosité pour des terres inconnues. La plupart des recrues s’imaginent probablement que la guerre est une sorte de voyage à la solde du gouvernement.

Le nombre croissant de diagnostics de syndrome post-traumatique démontre combien grand est le contraste entre ce fantasme et la réalité. En même temps, Yannis est aussi un ermite. Les femmes en Afghanistan ne sont pour lui que des victimes. Même s’il connait bien les fantasmes des soldats de sa garnison, à mon avis, il n’y a aucun érotisme dans son regard. Même sa relation avec Irina se place sous le signe de l’ascétisme. Contrairement probablement à ce qu’un autre homme aurait fait, ses lettres sont complètement dépourvues d’allusions érotiques. Si Yannis n’est pas croyant, il rejoint la foi par sa grande pureté d’âme.

Alors qu’elle étudie à Montréal dans un groupe de maîtrise dont les membres sont issus de diverses nationalités, Irina remarque que même « si au premier abord, leur origine n’[a] pas d’importance, les alliances et les connivences se [forment assez vite] en fonction des pays et des anciens conflits. » Que signifie ce constat pour Irina?

Irina a grandi dans un contexte où son origine ne semblait pas avoir d’importance. Même si parfois les gens prononçaient mal son nom, cela n’était pas un argument pour se sentir discriminée. La relation avec Yannis, qui est Grec d’origine, réveille en elle une sensibilité dont elle n’était pas consciente. Cela nous montre en fait que, parfois, la discrimination dont les étrangers semblent être victimes vient d’eux-mêmes. Les immigrants amènent leur passé dans le nouveau pays.

Les Roumains et les Grecs ont eu une longue histoire commune à travers laquelle, apparemment, les dupes ont toujours été les premiers. Et jusqu’à la rencontre du soldat, cela n’avait aucune importance pour Irina. Sa correspondance avec Yannis, lui dévoile qu’elle reste en fait prisonnière des mêmes préjugés historiques que sa mère. Elle les déteste, même si les Grecs ne lui ont jamais rien fait à elle personnellement. Une société idéale serait donc celle où nous jugerions les autres selon nos propres expériences sans aucun préjugé historique.

Extraits :

« Vous ne vous tromperiez guère si vous me qualifiiez de banale, aussi banale que n’importe quelle personne sur cette planète, qui vit et meurt pour des desseins inconnus. Il n’y a aucun mérite à être né à tel ou tel endroit ni à mourir dans les lieux les plus inattendus, alors nos gaffes non plus ne devraient pas être jugées trop sévèrement, n’est-ce pas? » …

« Les talibans ne sont pour moi qu’une incarnation du pays, ce pays qui n’a jamais été une colonie, bien que l’Europe ait toujours été présente à sa frontière. Dans l’esprit des gens comme eux, les étrangers sont regardés comme des sots de génération en génération, car ils sont toujours rentrés chez eux la queue entre les jambes. Aujourd’hui, nous sommes ces sots vaincus par la montagne, par le froid, par le désert. »

Julien Fortin juillet 01, 2017, Les Méconnus

Une troisième solitude *** 1/2

Un temps arrive où nous devons remettre les pendules à l’heure. Sans trop regarder au-dessus de notre épaule ce qui a fait et défait notre vie, on mesure ce qui en a valu la peine. Si peu, le reste s’est désagrégé dans les fumées de l’oubli. Aucune nostalgie mais un sourire attendri sur la perte de notre jeunesse. On se dit qu’on aurait pu mieux faire, ne pas commettre les mêmes erreurs. Rien ne sert de leçon, nous le savons, de triste expérience. On a lu le roman de Félicia Mihali, La bien-aimée de Kandahar.

Elle s’appelle Irina, elle est belle, elle a vingt-quatre ans. Elle vit chez chez sa mère roumaine, celle-ci ayant divorcé d’un mari hongrois, puis s’est remariée avec un marin québécois. Sous des dehors affables, Irina est une jeune femme indépendante qui, pour payer ses études de littérature, est serveuse dans un bar. Elle aime la routine de la vie quotidienne, refuse de sortir le soir avec ses amis. Elle relate l’histoire de Yannis, avec qui elle a correspondu lorsqu’une photo de son visage à elle, publiée dans la revue Actualités, est parvenue au sergent canadien Yannis Alexandridis, posté à Kandahar. Photo qui l’a propulsée au rang de cover-girl par un bataillon de soldats. Il lui envoie un message électronique, la félicitant de sa beauté. Ils correspondront jusqu’à la mort de ce dernier. Il faudra qu’il soit tué pour qu’Irina comprenne qu’elle avait fait fausse route avec ce jeune homme, aux lettres angoissées, lui dépeignant la situation sociale du pays, le comportement méfiant des habitants. Questions futiles de la part d’Irina qui, à aucun moment, n’a demandé à son correspondant des précisions sur son rôle personnel en Afghanistan. Pourquoi a-t-il choisi d’aller faire la guerre dans un pays aux mœurs cruelles, déstabilisantes ? Si les questions d’Irina s’avèrent inconsistantes, les lettres de Yannis brillent d’une aura aveugle. Son point de vue est perçu par ses yeux d’étranger, parfois éveillés par la présence de deux Afghans mutés à son service. En réalité, qui est ce peuple ? Pourquoi la haine des talibans ?

Nous devons remonter à l’origine du roman pour saisir les intentions de l’écrivaine. Avant d’en arriver à Yannis et à ses lettres rigoureuses, parfois accablées, elle nous dépeint son amitié à l’école Villa-Maria, avec une fillette hollandaise, Marika. Ensemble, elles créent des pièces de théâtre, mettant en scène Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, qui, en 1642, se sont établis en Nouvelle-France, pour fonder sur l’île « la ville de Marie, une ville mystique ». Épopée particulièrement fascinante, scrutée dans les moindres détails, jusqu’à prédire un sentiment amoureux entre les deux jeunes gens. Ces pans d’histoire s’opposent à une réalité plus moderne, celle de la guerre en Afghanistan qui, en 2007, battait son plein d’illusions sur l’intervention soi-disant salvatrice des Américains. Le désenchantement se fera sentir au fur et à mesure que les lettres de Yannis approfondiront le caractère ombrageux de supposés ennemis.

Récit complexe alimentant le thème de l’incommunicabilité entre les êtres, qu’ils soient d’origine étrangère ou proches de ce que nous sommes. L’erreur d’Irina est celle d’une femme amoureuse qui s’est créé un idéal en la personne de Yannnis, comme elle l’avait fait, adolescente, avec Maisonneuve et Jeanne Mance. Relations interpersonnelles trompeuses qui traversent les siècles, malentendus des temps actuels, déconstruisant une histoire basée sur la mémoire complice de deux fillettes. C’est le choix de Félicia Mihali que ce questionnement sans cesse évoqué à travers une identité aléatoire, avant que de graves malentendus nous interpellent. Faut-il que la mort, ou la séparation, nous fasse réaliser combien nous sommes contraints à affronter des points spécifiques, comme le départ définitif de Marika dans son pays, ou la mort de Yannis survenue lors d’une attaque à la bombe ? Plus jamais Irina ne connaîtra une amitié similaire avec une femme de son âge, pas plus qu’elle n’aimera un autre homme. Mais a-t-elle déjà aimé ? On en doute, ses deux liaisons précédentes n’ayant été que feu de paille…

Ce roman de Félicia Mihali est une réécriture de son récit The Darling of Kandahar, publié chez Linda Leith Publishing, en 2012. Le lecteur effectue un voyage identitaire explicitement narré dans les lettres de Yannis à Irina. Voyage reflétant le passé ordinaire de la narratrice, mais qui sans lui, n’aurait peut-être pas donné voix au sergent Yannis Alexandridis. On devine que l’écrivaine, Roumaine comme son personnage, s’interroge sur les raisons et causes qui rapprochent et séparent deux êtres mais aussi tous les êtres différents de soi. Contrairement au roman d’Alina Dumitrescu, traitant elle aussi de relations identitaires, privilégiant sa famille, Mihali a élargi un inventaire d’hommes et de femmes qui, à un moment instable de leur existence, ont sacrifié leur bien-être pour un exil solitaire qu’ils ont choisi pour nourrir leur foi en des êtres aux « connexions » multiples, dissemblables de ce qu’ils projettent. Sentiment forgé à même des incertitudes, qui nous révèle qu’une troisième solitude, celle de l’immigrant, s’inscrit à tout jamais dans une dimension que nous ne pouvons pas toujours déceler. Le regard sera toujours le regard trouble de Yannis sur les Afghans, celui fantasmé d’Irina quand, à l’école, elle incarnait le rôle de Jeanne Mance.

On a aimé ce récit aux multiples facettes, l’étendue sérieuse de l’écrivaine sur l’élaboration de la Nouvelle-France, l’indifférence affectueuse d’Irina envers sa mère, l’entièreté des sentiments qu’elle éprouve pour Marika, plus tard, pour Yannis. On ne peut s’empêcher de relier tous ces personnages dans une sorte d’ascétisme qu’entretient la foi passive d’Irina, faisant écho à celle de Jeanne Mance qui, elle, a réussi, en compagnie de Paul Chomedey de Maisonneuve, une mission autant dangereuse que celle de mal aimer des êtres à portée de main.

Dominique Blondeau, lundi 24 juillet 2017

Lire au-delà des apparences *** 1/2

D. nous a fait sourire. À la suite d’une déception amoureuse, elle affirme que les promesses d’un homme valent celles des candidats électoraux. La comparaison est prosaïque mais, ayant eu dans nos relations ce type d’énergumène, qu’on s’est empressée d’éliminer de notre vie, comment donner tort à cette amie qui s’est jurée de devenir comme saint Thomas. Croire un homme sur ses actes et non sur ses paroles. On parle du roman de Felicia Mihali, Une deuxième chance pour Adam.

Des livres nous surprennent. Nous les lisons pour ce qu’ils nous font découvrir, parfois peu de choses, comme le récit habile de cette écrivaine. On perçoit à peine les indices qui nous crèvent les yeux pour y déceler quelque anormalité. Est-ce le quotidien qui submerge notre façon de lire, de ne pas nous attendre à une histoire édifiante ? Quoi de plus banale qu’une femme — la narratrice — qui nous dépeint son existence avec son mari, ses cours dans une école pour adolescents difficiles, des rencontres occasionnelles avec ses amis ? Sauf que le mari, Adam, cinquante ans, a été victime des années plus tôt, d’un accident vasculaire cérébral. Si physiquement il fonctionne plutôt bien, ses facultés intellectuelles sont devenues celles d’un enfant d’une dizaine d’années. Il subit donc l’entière dépendance de son épouse.

Quand le récit commence, la narratrice promène le chien de sa fille, Sara, qui a pris des vacances pour fêter Noël ailleurs avec son amoureux. La narratrice et son mari ne sont jamais partis pour les fêtes d’hiver. Ils se cantonnent devant la télévision. Seuls, Sara et son compagnon partagent leur repas de Noël. Le ton est donné pour faire la connaissance d’un couple qui ne vit pas tout à fait comme les autres, l’état mental d’Adam obligeant son épouse à bien des attentions à son égard. Elle le surveille comme une chatte ses petits, nous devinons qu’elle aime fortement cet homme qui, aujourd’hui, l’emporte vers des jours plus heureux, insouciants. Cela n’est plus concevable maintenant qu’Adam ne survit que sous la coupe bienveillante de son épouse-gardienne. Ce jour-là, elle amène son mari au centre commercial pour acheter les cadeaux de fin d’année. Elle le laisse sur un banc, près d’un énorme palmier en plastique. Geste animal qui nous a fait penser au propriétaire d’une bête de compagnie, attachée devant la porte d’un lieu public, attendant que son maître ait fini de faire ses emplettes. Malaise et compréhension. Les moindres gestes d’Adam sont analysés, ses paroles disséquées par une femme souhaitant que son mari retrouve un niveau cérébral plus normal. Nous la comprenons. Mais un soir, la narratrice reçoit un appel téléphonique d’un ancien couple d’amis, Peter et Lara, qu’ils n’ont pas revus depuis vingt ans. Ceux-ci leur proposent de souper ensemble. Repère malaisé de la part d’elle et d’Adam de qui elle craint la réaction. Chacun enfermé dans ses pensées, les deux regardent la télévision.

Félicia Mihali profite de cet incident pour nous décrire des coutumes roumaines, comme l’anniversaire de Marta, une amie commune. Cérémonie qui se fête au restaurant durant une soirée très froide de l’hiver. Adam est de la partie. Elle, le surveille comme une mère son enfant. Tout le monde connait l’état de l’homme, chacun ne pouvant s’empêcher de l’observer, tel un handicapé attire le regard malgré soi. Pourtant « depuis son attaque, Adam a l’air éternellement heureux. » Phrase qui en dit long sur les cachotteries de l’écrivaine, qu’on ne détectera pas à une première lecture. Aveu rusé duquel il faudrait soupçonner une anomalie dans le comportement de cet homme soulagé, semble-t-il, de bien des vicissitudes freinées par sa femme, qui lui est toute dévouée. Intermède volontairement obscur. La narratrice nous emmène aussi dans son école, elle fait cas d’élèves rébarbatifs dont les parents, souvent les mères, dépassés par le comportement rebelle de leur progéniture, vivent dans le déni de leurs méfaits. De retour chez elle, la narratrice tient Adam au courant de ses péripéties scolaires, débattant aussi de sujets sensibles, comme le port du voile dans un pays laïque. Le communisme, l’admiration d’Adam pour Fidel Castro. Les raisons pour lesquelles tant de Roumains ont fui leur pays.

L’hiver déroule sa froidure, peu à peu se profilent les premières lueurs printanières. Réflexions sur les préférences alimentaires d’Adam avant et pendant sa maladie. Les difficultés, sinon la solitude, de la narratrice avec le cerveau atrophié de son mari. Une fois encore, les jours passent, comme les nôtres, fixés sur diverses et bénignes occupations. Faut-il avoir un grand malade chez soi pour donner tant d’importance à des détails qui n’en valent pas toujours la peine, ou bien notre regard est-il lui-même si étiolé qu’il distingue mal les contours de tant d’heures affairées ? Leur séjour de trois jours dans l’appartement de leur fille, sur Ridgewood. Dépaysement illusoire, comme pour chasser des mouches imaginaires, qui bourdonnent dans leur esprit fatigué. Au retour chez eux, son amour fou pour le corps d’Adam, qu’elle avoue sans retenue. Nous entrons dans le vif du sujet qui, à la première lecture, nous avait échappé. Dernière grande étape du parcours roumain : les obsèques du mari de Dora qui s’est tué dans un accident de moto. À la suite de cette macabre cérémonie, un appel téléphonique de Peter déclenchera un drame étouffé depuis une vingtaine d’années. La narratrice bondit dans un passé que le lecteur ne soupçonnait pas. Que nous lui laisserons découvrir.

C’est un roman qui n’en est pas tout à fait un. Si certaines séquences nous ont semblé parfois bavardes, certaines même inutiles, la fiction l’emporte quand nous sera dévoilé le drame dont a été victime la narratrice. Ce drame est-il responsable de la maladie d’Adam, on ne peut y répondre, le cerveau renfermant des circuits fermés impossibles à décadenasser. Récit qui nous a fait penser à une longue novella, la chute subtilement bien menée par Félicia Mihali, écrivaine expérimentée dont on a lu et apprécié la majorité des ouvrages. À lire dans un décor identique à celui décrit par la romancière. Des livres étant propices à chaque saison, le lecteur suivra-t-il mieux le périple accidenté d’un homme et d’une femme livrés à leurs souvenirs démantelés par les exigences d’une existence dissemblable des autres ?

On a aimé le double emploi du titre du roman, celui-ci ayant été publié une première fois en anglais, en 2014, par Linda Leith Publishing.

Une deuxième chance pour Adam, Felicia Mihali, Éditions Hashtag, Montréal, 2018, 167 pages

Dominique Blondeau,
lundi 5 novembre 2018