Le Devoir – Littérature québécoise

Felicia Mihali construit depuis dix ans une œuvre aux contours changeants: autofiction, roman historique, docufiction. Avec L’enlèvement de Sabina, elle signe un roman baroque qui tient à la fois du conte populaire, du roman d’aventures, de l’épopée et du suspens.

S’inspirant librement de deux légendes mythiques de l’histoire romaine et grecque, celle de l’enlèvement des Sabines et celle des Danaïdes, la romancière nous transporte dans un pays imaginaire où les Comans enlèvent les Slavines, les filles du village voisin, lors d’une grande fête où ils les ont invitées avec leurs familles. Comment vont-elles réagir? Suivront-elles l’exemple des Sabines qui ont incité leurs pères et leurs maris à se réconcilier, ou celui des Danaïdes (légende grecque) qui ont tué leurs maris au cours de leur nuit de noces? La plume féministe de Felicia Mihali privilégie les battantes, les résistantes. Les Slavises emprisonnées contre leur gré n’accepteront pas leur destin. Leur appétit pour la vie n’aura d’égal que leur appétit de vengeance.

Très vite elles s’investissent dans la vie quotidienne du village, créent des entreprises et des commerces, au grand étonnement de leurs fainéants de maris et ravisseurs. Felicia Mihali fait preuve d’une grande maitrise dans l’analyse des relations complexes entre les hommes et les femmes. Rien non plus n’échappe à sa plume artistiquement soignée quand elle restitue les couleurs, les odeurs et les sensations tactiles d’un passé lointain.

Minutieusement construit, le roman emprunte aussi bien à l’Antiquité qu’au Moyen Âge hanté par les Croisades contre les hommes enturbannés du Nord. Kostine, le seul Coman qui a raté l’enlèvement de sa Slavine (Sabina), décide de partir sur la route à sa recherche. Enrôlé contre son gré, il devient le témoin privilégié de ces guerres de religion meurtrières. On découvre à travers cet épisode l’étendue des connaissances historiques de l’auteure ainsi que son intérêt pour le face à face subtil qui se dessinait entre l’Occident et l’Orient, entre les civilisations chrétienne et islamique.

Romancière, journaliste, Felicia Mihali signe un septième roman touffu, exigeant par le nombre des personnages, néanmoins pétillant d’intelligence. Quelle est la part du vrai, du faux, de la fiction, du réel dans le roman? Avec un imaginaire toujours en action, elle ne fait que réinventer le réel passé. Derrière ce septième roman, on sent le plaisir de raconter, la jubilation d’écrire et de jongler avec la mythologie et l’Histoire. L’enlèvement de Sabina confirme la voix singulière de la romancière d’origine roumaine dans la littérature québécoise actuelle.

Suzanne Giguère (Le Devoir, les samedi et dimanche, 25 décembre 2011)

0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N'hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *